Désobéir permet de reprendre contact avec la réalité, de ne plus suivre à la lettre nos propres règles du jeu ou celles du marché, et se donner les moyens de réussir. Au croisement des sciences, de l’histoire et de la stratégie, la désobéissance doit reprendre sa place. Comme l'explique Bruno Jarrosson, consultant en stratégie et conférencier :
Les organisations (de la structure familiale aux entreprises en passant par la société au sens large) mettent nos vies sur des rails où les aiguillages sont masqués. Désobéir, s’il s’agit d’un acte conscient et pensé, permet de questionner nos liens avec le passé et le futur, créer des distinctions entre ce qui est réel et ce qui est possible, choisir sa liberté et ses responsabilités associées, et décider les meilleures manières d’entreprendre et d'innover.
Par exemple, la désobéissance à la demande du "client" permet à une entreprise de créer de la valeur en se différenciant de la concurrence. La conviction de Steve Jobs que "la plupart du temps, les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce que vous le leur montriez" est aussi célèbre que son application stratégique d’anticipation divergente est rare. Arrêter de désobéir en appliquant une stratégie d’amélioration (plus ou mieux) entraîne souvent la stagnation, la banalisation, voire le déclin d’une offre.
C'est également de cette manière que Christian Blanc est parvenu à redresser Air France :
Management : la stratégie adoptée par Christian... par Challenges
Désobéir … au destin pour se forger une destinée : Napoléon et le Pont d’Arcole
Nommé début 1796 général en chef de l'armée d'Italie, Napoléon Bonaparte réussit là où plusieurs de ses confrères généraux avaient précédemment échoué, notamment face à des troupes autrichiennes en surnombre. Les victoires successives de sa petite armée, appelée en principe à ouvrir un simple front de diversion, infléchissent le sort de la guerre et de la France.
La bataille du Pont d'Arcole, étudiée dans toutes les écoles de guerre, joue un rôle déterminant dans l’issue des combats et la construction de la légende napoléonienne. Le non respect des règles du jeu de la guerre a permis aux troupes de Napoléon de réussir ce que les autres considéraient comme impossible.
Parmi les nombreuses actions tactiques et stratégiques menées durant ces deux jours de novembre 1796 opposant 19.000 hommes de l’armée française aux 24.000 hommes de l'armée autrichienne, Napoléon réalisa l’impensable car comme chacun sait, on ne peut prendre un pont sous le feu ennemi … sauf à une armée résolue à ne pas reculer malgré les innombrables pertes !
Face à des troupes repoussées par un feu violent d'un côté tandis que d'autres combattants se débattaient dans un marécage, Bonaparte sait qu'il ne peut être suivi que s'il mène l’assaut au péril de sa vie : il saisit un drapeau et s'élance sur le pont permettant à la moitié de ses troupes de le franchir avant de subir à son tour des tirs de flanc et d'être sauvé de justesse par un de ses hommes, qui a pris la balle lui étant destinée et meurt dans ses bras. (1)
Désobéir … aux autres pour décider par soi-même
Nous ne percevons que très partiellement le monde qui nous entoure. Dans le domaine des neurosciences, l’imagerie cérébrale fonctionnelle a permis de comprendre ce qui se passe dans le cerveau quand on décide de "faire comme tout le monde".
Lorsque nous apprenons ce qu’un groupe a choisi de faire de manière unanime (même si celui-ci se trompe clairement), c’est la perception même de l’objet de notre attention qui est modifiée. Nous ne voyons plus la réalité objective transmise par nos aires sensorielles (en charge de la mesure et l’évaluation des objets extérieurs), mais une réalité subjective modifiée par l’opinion des autres. (2)
Croire que c’est impossible transforme notre réalité. Désobéir à "l’impossible des autres" redonne une liberté de perception, de décision et d'action et crée de nouvelles opportunités.
Désobéir aux échecs du passé pour être libre de réussir : le cas Mitterrand
Début 1981, les quatre principaux candidats à l’élection présidentielle sont invités tour à tour à la télévision : Jacques Chirac, Valéry Giscard d’Estaing, Georges Marchais et François Mitterrand.
Le journaliste assène à ce dernier "Monsieur Mitterrand, vous vous êtes déjà présenté deux fois à l’élection présidentielle. Deux fois, vous avez échoué. Pensez-vous vraiment avoir une chance cette fois-ci ?".
En effet, Mitterrand avait perdu de justesse en 1974, la gauche avait échoué aux élections législatives de 1978, et la presse ainsi que son parti n’étaient pas tendre avec le candidat depuis 3 ans.
Mitterrand ne répond pas directement et raconte qu’en 1941, il était prisonnier en Allemagne et qu’il s’était évadé une première fois, et avait été repris. Il a tenté de s’évader une seconde fois avec le même résultat, sauf qu’il a été mis quelques mois en forteresse à l’issue de cette nouvelle tentative. Sitôt sorti de son cachot, il s’évade une 3ème fois en décembre 1941, avec succès puisqu’il réussit à gagner la France pour commencer sa carrière politique à 25 ans. (3)
De la servitude volontaire à la liberté de réussir
Les organisations aidées par notre fonctionnement cérébral aiguillent nos vies sans que nous en soyons conscients. L’idée de la servitude volontaire va encore plus loin : pour La Boétie, il ne déplaît pas à la plupart des hommes d’être dominés et asservis. Ce concept n’est pas sans rappeler certaines théories du management qui expliquent que la majorité des salariés aurait besoin d’être commandée, ne pouvant supporter la blessure narcissique du possible échec : « si j’échoue alors que j’ai fait ce que l’on m’a dit de faire, ce n’est pas de ma faute car je n’étais pas libre ».
L’acte réfléchi de désobéissance (à soi-même, au cadre de pensée et d’organisation…) ou plutôt l’art subtil de penser par soi-même en choisissant ce à quoi obéir et ce à quoi désobéir, est un des outils à notre disposition pour redevenir consciemment libre.
La liberté est une valeur aussi fondamentale qu’elle est parfois difficile à vivre car si elle rappelle à l’homme qu’il est responsable de ses échecs, elle est aussi la seule possibilité pour entreprendre, innover et réussir dans le monde moderne.
Par Grégory Le Roy, expert pour accompagner les hauts potentiels en entreprise (www.GR3G.org) avec la collaboration de Bruno Jarrosson, consultant en stratégie (www.bruno-jarrosson.com)
Extrait de Challenges
Sources :
(1) Livre « Conseil d’indiscipline, du bon usage de la désobéissance », de Bruno Jarrosson
(2) Etude menée par G. Berns & ses collègues, de l’université Emory d’Atlanta, dont les résultats ont été publié dans l’article « Neurobiological correates of social conformity and indépendance during mental rotation », dans Biological Psy-chiatry, 2005
Science, 2003 :
- Livre « Notre cerveau aime la vérité » de David Servan-Schreiber
- Livre « Le cerveau au bureau » de David Rock
(3) Jacques Chirac connaîtra lui aussi 2 échecs avant de l’emporter en 1995.